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Vol de Terres en Ethiopie

November 18, 2013
Source
Le Monde Diplomatique

La crise alimentaire de 2008, qui s’est traduite par de violentes émeutes de la faim un peu partout dans le monde en voie de développement, a favorisé de manière inattendue un marché d’un genre nouveau apparu quelques années plus tôt : celui de la vente ou de la « location des terres agricoles ». C’est une véritable frénésie : d’immenses superficies de terres, concentrées en majorité dans les pays du Sud, font l’objet de transactions foncières, avec ou sans le consentement de leurs habitants. L’« accaparement des terres » (« land grabbing » en anglais) concerne 60 à 80 millions d’hectares de terrains parmi les plus fertiles, arrachés aux petits agriculteurs au profit de l’agrobusiness ou de la finance. Quelle que soit la finalité — production agricole ou investissement financier —, les bénéfices échappent presque toujours aux communautés locales. L’exemple de l’Ethiopie est emblématique : le pays a faim, tout en étant riche en terres agricoles (35 % du territoire, dont 40 % de terres arables).

« Vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! »

--Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.

Etat parmi les plus densément peuplé du continent africain, l’Ethiopie compte 85 millions d’habitants dont 83 % en milieu rural, vivant essentiellement de l’agriculture familiale. C’est une république fédérale composée de neuf régions fondées à l’origine sur la distribution géographique des familles ethno-linguistiques. Mais le pouvoir autoritaire, détenu par le tigréen Meles Zenawi (mort en 2012) depuis la chute de la junte militaire en 1991, s’est appliqué à placer ses hommes à la tête de toutes les régions. Dans cet Etat autoritaire, le contrôle des médias et des communications est strict, l’accès à Internet quasi inexistant. Journalistes et opposants au régime subissent quotidiennement les violences policières et sont souvent arrêtés. En 2010, l’organisation Human Rights Watch (HRW) soupçonnait le gouvernement d’utiliser les aides de l’étranger — en grande partie américaines — pour faire taire la dissidence et recommandait aux donateurs internationaux de s’assurer de la destination des fonds qu’ils mettaient à la disposition du pays [1].

 

Code foncier, réforme agraire

Historiquement, la codification des régimes fonciers engendrait une certaine disparité entre les régions du Nord et celle du Sud. Au milieu des années 1970, lors de la réforme agraire, toutes les terres agricoles furent promulguées « biens collectifs » et devinrent de fait « propriété » de l’Etat. Les associations paysannes attribuèrent aux familles qui le souhaitaient quelques acres à cultiver et un droit d’usufruit de parcelles n’excédant pas 10 hectares. En réalité, une partie de la population fut exclue de cet arrangement : les pasteurs, par exemple, qui représentent environ 12 % de la population, n’y ont pas été associés. Par ailleurs, les droits d’accès et d’utilisation ont été accordés à des groupes ethniques plutôt qu’aux communautés qui se transmettaient ces droits traditionnels d’une génération à l’autre. Il existait aussi un droit d’accès aux espaces communs pour le pâturage, la chasse, la pêche et la cueillette des plantes médicinales. [2]

La Constitution de 1995 entérine le statut de la terre comme « propriété commune de la nation et du peuple éthiopien », qui, de ce fait, ne peut être vendue ou échangée. Cultivateurs et pasteurs se voient garantir l’accès gratuit à la terre et la protection contre l’éviction. Cependant, le gouvernement peut exproprier une propriété privée au nom d’un « objectif public d’intérêt général », contre une compensation égale à la valeur du bien. Un peu plus de six millions de familles de paysans ont ainsi fait certifier leurs droits fonciers sur environ 20 millions de parcelles. Mais l’année suivante, une disposition adoptée pas quatre régions (Gambella, Afar, Somali et Benighangul-Gumuz) en a autorisé la location ou le leasing... [3]

Quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que les paysans sont très loin de disposer de 10 hectares. Samuel Gebreselassie, de l’organisation Future Agricultures Consortium, constate : « En 2000, 87,4 % des familles rurales disposaient de moins de 2 hectares de terres ; 64,5 % d’entre elles géraient des exploitations inférieures à un hectare et 40,6 % des exploitations inférieures ou égales à 0,5 hectares. De si petites fermes sont en général morcelées en 2 ou 3 parcelles. Une ferme de taille moyenne ne peut générer qu’environ 50 % du revenu minimum nécessaire à un foyer pour vivre au-dessus du seuil de pauvreté. » Or, pour qu’une famille éthiopienne moyenne de quatre enfants puisse se nourrir convenablement, 2 hectares au moins sont nécessaires. Davantage si elle espère vendre le surplus sur le marché pour gagner un peu d’argent [4].

Pour les institutions onusiennes (FAO et Banque mondiale en tête), on désigne par « accaparement de terres » les terrains cédés dont la superficie s’étend sur au moins 1 000 hectares, c’est-à-dire 10 km2, ce qui représente l’autosuffisance alimentaire pour 500 familles. HRW conteste cette échelle de référence et la ramène à 200 hectares au lieu de 1 000. Il est donc question de 227 millions d’hectares de transactions foncières dans le monde depuis 2006. En France, la surface moyenne des exploitations agro-industrielles est de 78 hectares et les plus grandes fermes céréalières peuvent atteindre 116 hectares.



Villagisation, déplacements forcés

Entre 1974 et 1991, le gouvernement du Derg s’était préoccupé du déséquilibre de la répartition géographique de sa population. 85 % des habitants vivaient sur les hauts plateaux (60 % du territoire), où se trouve d’ailleurs la capitale Addis-Abeba, pour une densité de 150 personnes au km2. Une gestion calamiteuse des ressources naturelles et agricoles a abouti à la destruction de 77 % du couvert forestier et à la dégradation des sols par l’agriculture intensive. Dans les basses terres, par contre, on a perpétué le mode d’agriculture mixte avec rotation des cultures, et l’utilisation des bœufs pour la traction des charrues et le labour. Les éleveurs déplaçaient leurs bêtes de pâturage en pâturage selon des règles locales bien définies.

Avec les famines récurrentes qui ont frappé le pays, il n’en fallu pas davantage au « Derg » pour imaginer qu’un transfert de population des hauts plateaux vers les terres basses rétablirait la situation dans le sens souhaité. Plusieurs tentatives de villagisation à marche forcée ont été menées — brutalement encadrées par l’armée ou la police — et ont tourné au fiasco, coûtant la vie à des milliers de personnes.

Deux décennies plus tard, Meles Zenawi s’est lui aussi prêté à l’exercice, avec cette fois le ministre de l’agriculture et du développement rural. En 2003, il entreprend de déplacer toute une population des hauts-plateaux vers des sites de réinstallation « volontaires » (sic) dans les basses terres de l’Oromia à 90 km au nord ouest de la ville de Bedele. En deux phases, 14 000 foyers soit 68 000 personnes (dont 20 % de moins de cinq ans) sont alors répartis sur sept sites. En 2004, une enquête instruite par Disaster Prevention and Prepardeness Commission [5] fait apparaître de graves problèmes de malnutrition chez les enfants et les femmes enceintes et allaitantes. Ses conclusions sont édifiantes :« Il y a sept dispensaires et un centre de santé pourvu des principaux médicaments et vingt trois professionnels de santé. Cependant le nombre de soignants est insuffisant en comparaison du nombre d’habitants... Il n’y a pas d’école, les enfants n’ont pas accès à l’éducation... Les sept villages sont accessibles par temps sec mais les chemins sont impraticables pendant la saison des pluies... Un petit marché a émergé dans le centre cependant les habitants n’ont aucun pouvoir d’achat... Les moulins à grains manquent, les familles doivent attendre parfois deux semaines avant d’y accéder... L’approvisionnement en eau potable est défaillant... L’équipe a également constaté que les derniers arrivants étaient mal équipés, notamment en ustensiles de cuisine... 0,4 % possède un animal domestique (des chèvres) ».

 

Faire table rase pour les investisseurs et l’agrobusiness

Miges Baumann, responsable de la politique de développement de l’ONG catholique Pain pour le prochain n’en croit pas ses yeux lorsqu’il parcourt la région de l’Oromia en 2007 : « Notre véhicule quitte Mojo à toute allure et se dirige vers le Sud-Ouest en traversant le haut plateau éthiopien. Nous longeons une clôture récemment érigée — 5 minutes, 10 minutes, 15 minutes passent. La clôture semble s’étirer à l’infini. Il n’y a pas grand chose à voir derrière, mis à part quelques arbres et un peu d’herbe. “Il s’agit de terres clôturées destinées aux investisseurs étrangers”, explique mon accompagnateur. Mon regard balaie cette énorme surface. » [6]

En contradiction avec la Constitution, mais en vertu de la disposition de 1996, Zenawi a confié à l’Agricultural Investment Support Directorate (AISD), agence du ministère de l’agriculture, la mission de soumettre à la location de larges territoires aux investisseurs étrangers. Selon un étude minutieuse réalisée par The Oakland Institute dans un rapport publié en 2011, au moins 3,6 millions d’hectares de terres ont d’ores et déjà été transférés à des investisseurs, chiffre confirmé par HRW qui ajoute que 2,1 millions d’hectares de terres supplémentaires sont actuellement mis à disposition via la BIA dans des conditions extrêmement attrayantes : prix de location dérisoires et ressources en eau disponibles abondantes. HWR précise que les programmes de réinstallations des autochtones concernent le sort de 1,5 million de personnes : 500 000 dans la région d’Afar, 500 000 en Somali, 225 000 en Benishangul-Gumuz, et 225 000 en Gambella [7].

Dans la région agropastorale de Gambella, 42 % des terres ont été confisquées, les habitants priés d’aller voir ailleurs. Une première vague de villagisation étalée sur trois ans a débuté en 2010 pour déplacer 45 000 foyers Anuaks et Nuer. Il s’agissait, disait-on, de reloger les communautés dans des villages plus modernes dotés de meilleures infrastructures (écoles, centres de santé, routes, marchés) et enfin, d’octroyer à chaque foyer 3 ou 4 hectares de terres irrigables. Ce qui semblait attrayant sur le papier s’avérait désastreux dans la réalité : ces projets ne tenaient pas compte des besoins les plus élémentaires des troupeaux, c’est-à-dire paître et boire. Ensuite, aucune disposition n’avait été envisagée par l’intendance pour faire la soudure entre le moment où les champs seraient abandonnés avec les récoltes et celui où les nouvelles parcelles vivrières, préalablement défrichées, semées, irriguées et cultivées, porteraient leurs fruits. Sur place en 2011, HRW expliquait qu’après avoir opposé un refus au plan d’aménagement présenté par le gouverneur de région, les habitants ont été contraints de quitter les lieux, chassés par les forces de police et l’armée. Cette répression aurait fait trois cents morts, beaucoup de villageois ont été emprisonnés arbitrairement et de nombreuses femmes ont été violées.

La suite est tristement connue : pas de moulin à grain, pas d’accès à l’eau potable, des écoles sans enseignants et des enfants privés de scolarité, et des centres de santé qui ne fonctionnent pas. Les personnels de santé et les enseignants ont été forcés de travailler dans le secteur de la construction simplement pour permettre au chantier d’avancer... Les adolescents, quant à eux, devaient également participer aux travaux s’ils voulaient obtenir l’autorisation de passer leurs examens ! Finalement, les familles n’ont reçu pour toute compensation que des parcelles de 0,25 à 0,50 hectares de terres, en général peu fertiles, et qu’elles doivent en outre défricher sans outils... Plusieurs villages ont été abandonnés, les paysans ayant fui les violences policières : 1 500 se sont réfugiés au Kenya en mai 2011, et 2 150 en décembre de la même année [8].

La colère des populations autochtones n’entrave en rien les stratégies qui se décident dans les couloirs des ministères. On cite souvent, au nombre des acquéreurs, le groupe saoudien Saudi Star et la compagnie indienne Karuturi. Le premier permet à l’Arabie saoudite de préserver ses ressources naturelles, en premier lieu l’eau, élément essentiel du « deal ». A la seconde de faire unprofitable business. Il ne faudrait pas sous estimer la présence en Ethiopie de l’Europe, des Etats-Unis ou d’Israël, très présents, notamment dans la production d’agrocarburants. Derrières les hautes clôtures qui ceignent ces immensités livrées à la surexploitation, parfois sous la garde de la police locale, c’est l’artillerie lourde de l’agrobusiness que l’on utilise pour remodeler les paysages à l’aide d’une flotte de bulldozers : tunnels en plastique à perte de vue, mécanisation, intrants pétrochimiques. Les habitants dépossédés, repoussés au-delà de ces barrières physiques et culturelles, ont vu la forêt, dont ils dépendent pour le bois, les fruits et les plantes médicinales, disparaître, les rivières détournées et leur mode vie anéanti. La seule option qui leur soit offerte est d’être recrutés comme ouvriers agricoles, exploités pour le compte de ceux qui les ont ruinés. Ou rejoindre les bidonvilles.

Pour justifier l’expropriation illégale des populations les plus vulnérables (et les plus discriminées) — ne répondant pas à un « objectif public d’intérêt général » — le gouvernement explique, sans rougir de ce gros mensonge, que les terres cédées n’étaient pas exploitées...

L’objectif est bien de mettre un terme aux pratiques de ces communautés paysannes qui conjuguent l’agriculture traditionnelle et l’agropastoralisme avec le savoir ancestral. Ces techniques nécessitent sans doute d’être modernisées, afin d’améliorer les rendements et de faciliter le travail des hommes et des femmes. Mais l’agriculture vivrière est le parent pauvre de la politique éthiopienne, qui ne lui accorde aucun intérêt. Le manque de formation des paysans ne favorise pas l’essor d’une petite agriculture respectueuse de l’environnement et en mesure de nourrir le pays. Déjà, si les familles paysannes disposaient d’au moins 4 ou 5 hectares de terres arables de qualité et convenablement irriguées, le pays pourrait peu à peu atteindre l’auto-suffisance alimentaire. La politique résolument orientée vers le sacrifice d’une grande partie des terres au profit d’intérêts étrangers l’en éloigne résolument.

Depuis 2006, les importations de matières premières agricoles de base ont explosé. En tête, le blé suivi du sorgho et de l’huile de palme. Sans trop de surprise, en 2010, l’huile de palme provient pour 83 % de Malaisie, le blé pour 42 % des Etats-Unis, de même que — très inattendu — les 95 % de sorgho importés !

L’argument choc du pouvoir pour légitimer ce pillage d’Etat consiste à affirmer que l’Ethiopie a besoin de devises étrangères pour acquérir les infrastructures indispensables au développement du pays. On peut l’entendre... Mais dans ce cas, comment expliquer que des terres louées 300 euros par hectare et par an en Malaisie le soit ici à 1,5 euros pour une qualité équivalente ?


A lire

A consulter

  • Farmlandgrab.org : un site très complet qui rassemble des informations sur « la ruée pour l’achat ou la location de terres agricoles » à l’étranger.
  • Landmatrix.org : une base de données qui regroupe toutes les statistiques disponibles sur le phénomène d’accaparement des terres.
  • Sur le site du photographe Philippe Revelli : Terres, un cycle de documentaires sur les terres agricoles de la planète qui ont été concédées, vendues ou louées à des investisseurs privés ou publics. Les acquéreurs sont des entreprises agro-industrielles, des états soucieux d’assurer la sécurité alimentaire de leur population, des opérateurs financiers, des fonds d’investissement.
  • The Oakland Institute, fondation indépendante publiant rapports et documents analysant les pressions sociales, économiques et environnementales sur des sujets tels que la propriété foncière, le marché des produits agricoles ou les investissements étrangers.

Notes

[1] Lire le rapport « Development without Freedom. How Aid Underwrites Repression in Ethiopia », 19 octobre 2010.

[2] Lire Johan Helland, « Régime foncier pastoral en ethiopie », VertigO, Hors-série 4, novembre 2007.

[3] Lire Tomaso Ferrando, « L’accaparement des terres ou comment la loi expulse les gens de leurs terres », 25 janvier 2013.

[4] « Issues pour l’agriculture éthiopienne : options et scénarios », Future Aricultures Consortium, Point Info 002, janvier 2006.

[5] Lire le rapport « Nutrition Survey Report of Chewaka Resettlement Area Bedele Woreda, Illubabur Zone », mai 2004.

[6] Lire L’accaparement des terres. La course aux terres aggrave la faim dans le monde,Repères, 2010.

[7] Lire « Ethiopie : Les déplacements forcés provoquent la faim et la détresse », HRW, 18 janvier 2012.

[8] Lire « “Waiting Here for Death” », HRW, 17 janvier 2012 et voir « Le grand accaparement des terres agricoles ».