Protéger la nature, ou soi-même?
JEAN-CHRISTOPHE SERVANT
Les allégations d’atteintes aux droits humains s’accumulent contre un géant de la conservation kenyan: la Northern Rangelands Trust (NRT) est-elle, comme elle le prétend, un «agent au service de la paix» ou plutôt «un amplificateur de la violence» rampante dans les comtés du nord du Kenya? Eclairage.
Expulsion forcée de populations autochtones; abus, tortures, voire exécutions extrajudiciaires par des rangers; intimidation des membres des communautés locales, mais aussi cooptation de populations pastorales au détriment d’autres et instrumentalisation de la vie politique et administrative locale… La publication, cet hiver, de deux rapports, l’un mené par l’ONG américaine Oakland Institute 1, l’autre commis par les chercheurs du Bonn Institute of Conflict Résolution (BICC)2 bat en brèche le storytelling de la Northern Rangelands Trust (NRT) concernant sa politique de conservatoires communautaires chapeautés et développés depuis 1995 dans le nord et l’est du Kenya.
La NRT supervise aujourd’hui 43 zones protégées communautaires et non-étatiques qui couvrent 63 000 km2… soit près de 9% du territoire kenyan. Son modèle est promu lors des grands rassemblements internationaux de protection de la nature, comme ce fût le cas lors du dernier congrès mondial de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) organisé en septembre 2021 à Marseille. Cet acteur majeur de la conservation privée en Afrique de l’Est est d’ailleurs soutenu par les principales agences d’aide au développement occidentales, aux côtés des fonds philanthropiques, des zoos et des organisations non gouvernementales (ONG) finançant les politiques de conservation, souvent via des partenariats public-privé, des biotopes du continent africain.
«Cowboy blanc»
La NRT a été pensée par Ian Craig, descendant d’une célèbre famille de «cowboys blancs» du Kenya installée depuis plus d’un siècle dans la région, en contre-feu à celui, alors de plus en plus contesté, de «forteresse de la conservation» excluant les communautés. Les populations impliquées dans les programmes inclusifs de la NRT sont associées à ses programmes de protection et de défense de la faune locale et peuvent s’engager dans des économies durables axées sur la conservation, le tourisme, mais également la vente de leur bétail. La NRT, qui agit comme un intermédiaire auprès des conservancies (conservatoires communautaires), dirige leurs activités régaliennes (budget, sécurité, commerce). Le siège de l’organisation est implanté dans le ranch familial de la famille Craig, le Lewa Downs Ranch: 60 000 hectares à bétail, converti au tournant des années 1980 en sanctuaire à rhinocéros, puis en refuge haut de gamme de la conservation et des safaris privés kenyans.
L’éden, inscrit en 2013 au patrimoine mondial de l’Unesco, est connu en autre pour avoir accueilli les fiançailles de William d’Angleterre et de Kate Middleton. Les succès rencontrés par Ian Craig, qui ne mène plus officiellement que des actions de consultation au sein de la NRT, lui ont ouvert les portes des conseils d’administration de nombreuses ONG engagées dans la conservation des aires protégées du continent, qu’il s’agisse d’Ashoka ou de la Big Life Foundation. M. Craig, que l’on retrouve dans le documentaire The Ivory Game (visible sur Netflix), produit par l’acteur américain Leonardo DiCaprio, fait également partie du conseil d’administration du parc rwandais d’Akagera, vitrine de l’ONG sud-africaine African Parks et du Ministère du tourisme rwandais.