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Le braquage planétaire des terres agricoles

November 11, 2015
Source
GoodPlanet Info

Fabrice Nicolino

Dans son dernier ouvrage Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture, le journaliste Fabrice Nicolino dénonce l’industrialisation de l’agriculture en France et ailleurs dans le monde. Il s’attarde aussi sur le Land grabbing ou l’accaparement des terres agricoles par des entreprises étrangères dans les pays en développement. Une pratique qui menace la petite paysannerie, entraine la paupérisation des agriculteurs et l’exode rural. Nous publions ici des extraits du chapitre de son livre consacré à ce sujet.

On peut vanter les mérites de l’économie dématérialisée et d’Internet sans oublier que les terres agricoles sont l’une des seules véritables richesses de l’avenir, quel qu’il soit. Maîtriser les échanges numériques, c’est une chose. S’emparer des biens matériels qui commandent la survie des peuples, c’est beaucoup mieux.

Les transnationales et certains États se ruent depuis dix ans sur des millions d’hectares dispersés partout dans le monde. Il s’agit de prendre barre sur l’avenir en garantissant les approvisionnements. Et donc la stabilité intérieure des pays acheteurs.

Mais aussi, et sans surprise, de faire du fric grâce à des plantations massives de palmiers à huile, de biocarburants, de peupliers transgéniques, de barrages hydroélectriques, d’immenses installations touristiques pour petits- bourgeois venus du Nord.

En maintenant bien sûr toutes les gabegies alimentaires, dont l’hyperconsommation de viande. Un exemple parmi tant d’autres : comment la Chine peut- elle espérer mettre toujours plus de viande sur ses étals ?

Dans ce pays de bientôt 1,5 milliard d’habitants, la demande en bidoche pose des problèmes insolubles. La Chine ne dispose que de 7 % des terres cultivables de la planète et doit nourrir 19 % de la population mondiale. La viande, dont la demande explose, exige en outre d’immenses surfaces agricoles pour nourrir le bétail, définitivement introuvables sur place. La solution, qui n’est que fuite en avant, consiste à acheter massivement des terres ailleurs. Le carnet de chèques redistribue l’espace.

Combien de terres accaparées ? Aux alentours de 100 millions d’hectares, auxquels s’ajoutent chaque année 10 millions d’hectares supplémentaires. Le conflit, dont on parle si peu, oppose des communautés locales fragiles et souvent marginalisées, d’une part, et des financiers internationaux d’autre part, qui arrosent les flics, les militaires, les juges, les politiques.

Une des plus belles associations humaines, parmi celles que je connais, tient à jour cet infernal dossier. Grain – c’est son nom – publie rapport sur rapport et désigne les responsables par leur nom. C’est aussi bien le milliardaire suisse Jean Claude Gandur, proprio d’Addax & Oryx Group (AOG), que le « roi des roses » indien, le milliardaire Sai Ramakrishna Karuturi, le Canadien Calvin Burgess, PDG de Dominion Farms, ou l’université Harvard au travers d’un hedge fund. Du côté de chez nous, la liste est impressionnante. Certains noms sont bien connus – Bonduelle, Tereos, Bolloré, le groupe Louis- Dreyfus –, mais d’autres agissent à l’abri d’appellations ad hoc comme AgroGeneration, Agro Énergie Développement, Terra Magna Capital, Campos Orientales.

Certains cas sont bien documentés, comme celui du fier militant de droite Charles Beigbeder. Beigbeder, on le sait moins, possède une société spécialisée dans l’accaparement des terres, qui exploite environ 120000 hectares de terres en Ukraine et 16000 en Argentine. L’industriel Vincent Bolloré, puissance s’il en est, est, lui, notre véritable champion africain. Outre ses activités controversées au Cameroun – des palmiers à huile –, il a pris le contrôle de 6 500 hectares en Sierra Leone pour y planter des hévéas et des palmiers à huile. Je rappelle au passage que la Sierra Leone a subi l’une des guerres civiles les plus meurtrières de la fin du siècle passé, entraînant la mort de 200 000 personnes peut- être dans un pays de moins de 6 millions d’habitants à l’époque. Bolloré traîne en justice tous ceux qui osent mettre en cause ses activités africaines, et je n’ai pas spécialement envie de lui donner ce plaisir.

Mais cela n’empêche pas d’écrire quelques faits certains. La population locale proche des plantations de Socfin se bat le dos au mur depuis deux ans, réclamant des droits qu’elle estime bafoués. Certaines manifestations ont conduit des dizaines de paysans en taule, dans ce charmant pays qui respecte si bien les droits de l’homme. Mais, au cours de l’une d’elles, en décembre 2013, les flics ont tiré à balles réelles sur la foule, faisant des dizaines de blessés. Un rapport de l’ONG américaine Oakland Institute détaille comment les indigènes sont traités, et le directeur de cette dernière, Frédéric Mousseau, a écrit une tribune dans le journal Le Monde, dont j’extrais ce qui suit : « En octobre 2011, 40 manifestants ont été arrêtés, suite à une tentative de blocus de la plantation par les villageois. Ces derniers protestaient contre le projet d’investissement, le manque de transparence de la société, l’absence de consultation adéquate des populations locales, et le manque d’information sur les perspectives de réinstallation. Ils se plaignaient également des conditions de vie “abominables” et des faibles rémunérations des ouvriers, de la corruption d’élites locales, et de la pression exercée sur les propriétaires de terres et les chefs de villages pour la signature de l’accord. »
Faut- il vraiment insister ?

Si l’humanité n’est pas terrassée avant par un conflit nucléaire de grande ampleur ou un dérèglement climatique hors de contrôle, il est possible – en tout cas souhaitable – qu’elle désigne d’ici à quelques années ou décennies l’accaparement des terres comme un immense crime contre l’humanité. Un de plus, certes. Et leurs auteurs ne seront plus là pour rendre des comptes. En attendant, où s’arrêteront- ils ?

Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture de Fabrice Nicolino, 123 pages, Editions Les Echappés, 13,90 euros.

POUR ALLER PLUS LOIN SUR CE SUJET
– Pour lire un autre extrait, tiré du 7e chapitre sur le remembrement agricole, se rendre sur le site de l’auteur –> http://fabrice-nicolino.com/?p=2038

Notre avis sur le livre

– Notreinterview de Lukas Ross de l’Oakland Institute; « Wall Street fait main basse sur les fermes américaines » au sujet du Land Grabbing