En Sierra Leone, les Multinationales Font Main Basse sur les Terres Agricoles
Originally published by Mediapart
Un reportage de Mehdi Meddeb
Lungi Acre, petit village de la Sierra Leone, ses toits de chaumes et
sa multinationale. « Ici, il y avait tout, des rizières, du manioc,
des herbes médicinales... Maintenant on a la canne à sucre », ironise
un habitant. Addax n'y a vu que des jachères. Désormais, cette filiale
du groupe pétrolier AOG plante de la canne à sucre à perte de vue.
Dans cette région près de Makéni, au centre de la Sierra Leone, Addax
Bioenergy s'est installée il y a trois ans, et a investi 200 millions
d'euros.
Comme Addax, plusieurs dizaines de multinationales font main basse sur
l'or vert, sur plusieurs centaines de milliers d'hectares du pays, le
recensement cadastral étant complètement opaque. L'entreprise suisse,
rachetée par un consortium chinois, loue sur 50 ans près de 52.000
hectares. Le but : transformer dès l'an prochain 100.000 tonnes de
canne à sucre en bioéthanol qui viendra remplir les réservoirs des
voitures en Europe. Une autre partie sera transformée en électricité,
qui sera revendue à la Sierra Leone.
« Les terres de ce pays ont un gros avantage, explique Derek Eger,
l'un des responsables sur place. Avant, elles étaient en jachère, les
paysans ne vivaient que d'une culture de subsistance. Maintenant ils
vont avoir l'opportunité d'un travail, d'être productifs. Et d'ici la
fin de l'année, il y aura un impact sur leurs conditions de vie. » Ce
Sud-Africain, affalé dans le canapé de sa villa climatisée, ne doute
pas un seul instant des avantages procurés par sa société.
Mais sur le terrain, on déchante. A peine 300 personnes travaillent
pour le moment chez Addax. « Ils nous ont fait des promesses, enrage
Ibrahima Bangura. Ils nous ont dit qu'ils allaient construire des
écoles, des routes, etc. Mais rien n'arrive. » Cet habitant de Lungi
Acre a l'impression qu'il ne peut plus reculer, et il est amer.
« Nous réclamons de meilleurs salaires car nous avons des femmes et
des enfants à nourrir. Ma paye est de 30 dollars par mois, vous croyez
que c'est suffisant pour acheter un sac de riz ?, interroge-t-il,
énervé.Au moins avant, quand on travaillait dans nos champs, on se
faisait à manger. Mais maintenant on doit apporter avec nous de
l'argent et payer notre nourriture. Car sur place, Addax ne nous prend
pas en charge. »
Plusieurs kilomètres à pied pour travailler, pas de sécurité sociale
comme l'exige la loi, les témoignages accablants se multiplient.
Certains, fatalistes, se font une raison. « Je gagne 150 dollars par
mois, ce qui est assez inespéré, raconte Alussane, employé à la
sécurité. Pour ça, je travaille 7 jours sur 7. Je n'ai pas de congés,
mais je gagne mieux ma vie .» Main-d'œuvre pas chère, surexploitée,
contrats à la semaine, les bénéfices pour Addax sont considérables,
sans parler du prix de la location de la terre.
Addax, FAO, même combat ?
Officiellement, il a été fixé à 12 dollars par an et par hectare, dont
la moitié revient au propriétaire et à sa famille. « Moi je n'ai
touché pour le moment qu'un dollar et demi par hectare, explique
Ibrahima, qui loue 2000 hectares. Je n'ai rien négocié du tout. C'est
le député de la région qui nous l'a imposé. »
Le député, c'est Ibrahima Bangura, intermédiaire d'Addax, et «
médiateur » auprès des populations locales. Ce jour-là, chez lui,
l'homme négocie des rideaux pour sa maison. « Tout se fait dans la
transparence, martèle-t-il, personne n'a été escroqué dans l'histoire.
Il y a des incompréhensions, des chocs de culture, mais tout va se
régler. » Des éléments de langage repris à l'identique chez
Addax.«Évidemment qu'il y a des incompréhensions, reconnaît Derek,
mais notre cellule sociale, environnementale et santé désamorce les
conflits et nous préparons le terrain depuis trois ans.»
Addax se présente comme une société exemplaire. Elle brandit ses
quinze études d'impacts avant la mise en place de ce projet
gigantesque de bioéthanol. « Mais quelles sont les conséquences à long
terme ?, demande Joan Baxter, chercheuse à l'Oakland Institute, un
think-tankaméricain. Ces leasings reviennent à des accaparements de
terres. Les propriétaires ne saisissent pas les enjeux. Ils sont
exclus de larges pans de leurs terres, il ne leur reste que les
parties les moins fertiles, ils ne sont plus autosuffisants. Les
rivières risquent d'être polluées, etc. Sans parler de la déception
des villageois par rapport aux promesses de développement. Certains me
disaient : on sait ce qu'on va faire. Ces multinationales sont
porteuses de beaucoup de risques surtout dans ce petit pays qui sort à
peine d'une terrible guerre. On a dit que les diamants étaient à
l'origine de ce conflit, mais c'est faux. C'est l'inégalité de la
distribution des richesses qui en est la cause. Et on refait les mêmes
erreurs. »
Un constat partagé par Hassan Sowa, de l'ONG Droit à l'alimentation. «
Un projet comme celui d'Addax remet en cause la sécurité alimentaire
du pays, explique ce jeune militant. Quand ces sociétés vont partir,
ces paysans vont-ils continuer une agriculture mécanisée, intensive ?
Pourquoi ne pas avoir investi dans des structures durables ? »
Des questions qui laissent de marbre les partenaires, les bailleurs de
fonds et les banques de développement, tous du côté de la
multinationale. Le représentant de la FAO, l'organisation des Nations
unies pour l'alimentation et la nourriture en Sierra Leone, est un
ardent défenseur du bioéthanol. Quelle est la priorité : la sécurité
alimentaire ou la sécurité des biocarburants ?
« C'est une question intéressante, répond Kevin Gallagher en buvant
tranquillement son thé. Nous avons été touchés de plein fouet par la
flambée des prix du pétrole. Un pays comme la Sierra Leone est
dépendant à 100% de l'étranger pour le pétrole. Avec seulement 4000
hectares, on peut produire 10% de nos besoins en bioéthanol. Ici, avec
deux millions d'hectares de terres disponibles, il y a une vraie
possibilité à moyen terme de développer une politique du bioéthanol,
ce qui permettra de réduire les risques de sécurité alimentaire. »
Des chiffres impossibles à vérifier en Sierra Leone tant les
statistiques sont manipulées. Le chiffre de « deux millions d'hectares
de terres arables » cité par Kevin Gallagher provient d'une étude
réalisée en... 1977. Une statistique brandie à tout propos – y compris
par le président de la Sierra Leone –, histoire d'attirer les
multinationales agricoles. « Mais personne ne se rend compte des
conséquences de ces investissements à large échelle, vitupère Joan
Baxter. La terre représente tout pour ces paysans. Des mini-conflits
apparaissent et menacent de prendre de l'ampleur. »