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Au Sri Lanka, l’Armée Résiste à la Transition

May 28, 2015
Source
Le Monde

C’était une première depuis six ans : le 18 mai, à Mullivaikkal, dans le nord du Sri Lanka, des Tamouls ont rendu hommage aux victimes du massacre de 2009, perpétré par l’armée dans les derniers jours de la guerre civile. Maithripala Sirisena, le président élu en janvier, a autorisé la tenue d’un service interreligieux, ce que son prédécesseur, Mahinda Rajapakse, avait toujours refusé. Mais, sur le terrain, l’armée a tout fait pour entretenir un climat de défiance. « Les militaires ont renforcé leur présence, et des officiers de renseignement en civil ont pris des photos de tous les participants, note Elil Rajendram, un prêtre qui a participé à la cérémonie. L’armée n’a pas changé de comportement depuis l’élection présidentielle. »

Porté au pouvoir par une coalition de partis aux intérêts contradictoires, Maithripala Sirisena a fort à faire pour entamer le processus de réconciliation. Le pays reste meurtri par les vingt-sept années de guerre civile entre la majorité cinghalaise (bouddhiste) et la minorité tamoule (essentiellement hindouiste), au cours desquelles près de 100 000 personnes ont été tuées dans le nord et l’est du pays. La victoire finale de l’armée, en 2009, a provoqué la mort de 40 000 civils, le mouvement séparatiste ayant utilisé la population comme bouclier humain.

Le rapport de l’Oakland Institute

Pendant ces années noires, l’armée a acquis un poids considérable. Dans un rapport intitulé « The Long Shadow of War », l’Oakland Institute, un think tank, dénonce ainsi l’emprise des militaires sur le secteur touristique : « Ils gèrent des agences de voyage, des restaurants, des golfs, sur des terrains qui appartenaient à des Tamouls déplacés. Malgré les demandes, il n’y a aucun signe que ces possessions seront un jour restituées. » Des associations ont d’ailleurs établi la liste des établissements possédés par l’armée, suggérant aux touristes de les éviter.

Le rapport de l’Oakland Institute dénonce également la surmilitarisation des provinces tamoules. « On estime que 160 000 soldats, presque tous cinghalais, étaient en poste dans le Nord en 2014, indique Anuradha Mittal, la rédactrice du rapport. Cela représente un ratio d’un militaire pour six civils. » Le think tank basé à Oakland, en Californie, affirme par ailleurs qu’un processus d’acculturation est mis en œuvre dans les zones tamoules, avec l’implantation de statues de Bouddha dans des zones à majorité hindoue ou de monuments célébrant la victoire de l’armée sri-lankaise sur les « terroristes ».

« Ces monuments portent un message d’oppression et sont là pour justifier la manière choisie par le gouvernement pour éradiquer les Tigres tamouls [le mouvement de la guérilla séparatiste] en tuant des milliers de civils tamouls innocents », estime Elil Rajendram. « Tout mémorial qui présente les soldats comme des libérateurs agissant dans le cadre d’une “opération humanitaire” constitue une déformation de l’histoire, ajoute Frances Harrison, auteure britannique du livre Still Counting the Dead (Portobello, 2012) sur la guerre civile. La victoire de l’armée a été acquise au mépris de toutes les règles humanitaires internationales. »

Les promesses du nouveau président

Le nouveau président, Maithripala Sirisena, a certes promis à plusieurs reprises de mettre fin aux activités de l’armée dans le secteur touristique. Mais faire la lumière sur les crimes du passé n’est pas chose aisée : en septembre se tiendront des élections législatives, et l’ancien président Mahinda Rajapakse rêve de prendre sa revanche. La moindre crispation nationaliste assurerait sa victoire. Pour éviter cela, Maithripala Sirisena a même obtenu de l’ONU, en février, l’ajournement de la publication d’un rapport sur les crimes commis par l’armée en 2009.

« Même si le gouvernement est sincère dans sa volonté de faire cesser les activités de l’armée dans le secteur du tourisme, on ne sait pas comment il a l’intention de procéder pour restituer les terrains confisqués aux communautés, note Anuradha Mittal. Un tel processus est difficile à mettre en place : les maisons, les écoles et les temples ont été rasés, et les terres doivent être nettoyées pour être cultivées. »

« Jusqu’aux élections législatives, le président ne peut pas se trouver en opposition frontale avec une armée forte d’environ 200 000 hommes, qui a laissé le processus démocratique se dérouler pacifiquement en janvier alors que beaucoup prédisaient un coup de force militaire », analyse Eric Meyer, historien spécialiste du Sri Lanka. Le président, estime-t-il, a montré sa volonté réformatrice « en nommant dans les régions tamoules des gouverneurs civils, en commençant à restituer aux civils des terres confisquées par l’armée, en remettant à la justice anti-corruption l’un des frères de l’ancien président, Basil Rajapakse, qui était précisément en charge des opérations de reconstruction dans le Nord et l’Est ».

Mais, comme le note Frances Harrison, le nouveau président a également donné des gages aux personnes soupçonnées de crimes de guerre : le 7 mai, il a désigné à la tête de l’état-major le général Jagath Dias, accusé par les organisations de droits de l’homme d’avoir joué un rôle majeur dans les crimes de 2009.

Le 25 mai, le gouvernement sri-lankais a salué la remise de la Palme d’or du Festival de Cannes à Jacques Audiard pour Dheepan, qui retrace le parcours en France de réfugiés tamouls ayant fui la guerre civile. Ce film, selon le porte-parole du gouvernement, permettra d’attirer l’attention sur les « efforts de réconciliation » menés par le nouvel exécutif. « Le film évoque une situation remontant à des dizaines d’années. Ce n’est pas le tableau actuel. C’est très différent maintenant », a-t-il affirmé à l’AFP.