Au Cameroun, un Projet Géant d'Huile de Palme Fait Scandale
Par Gilles van Kote
Herakles Farms... Ce nom restera-t-il comme le symbole de la spéculation financière sur les ressources des pays du Sud ? Le projet controversé de plantation de palmiers à huile au Cameroun de cette filiale d'un fonds spéculatif basé à New York semble aujourd'hui bien mal parti. Alors que deux ONG, Greenpeace et Oakland Institute, accusent Herakles Farms de tenir un double langage et d'avoir recours au mensonge et à la corruption, l'entreprise a annoncé, samedi 18 mai, la suspension de ses opérations au Cameroun.
Sa filiale camerounaise, Sithe Global Sustainable Oils Cameroon (SGSOC), avait obtenu du ministère de l'économie, en 2009, une concession de 73 000 hectares dans la région du Sud-Ouest, à la frontière du Nigeria, pour y produire de l'huile de palme. Un projet gigantesque devenu emblématique depuis le lancement d'une campagne par des ONG dénonçant une tentative d'accaparement des ressources sous le couvert de la philanthropie.
Greenpeace et Oakland Institute espèrent avoir donné le coup de grâce à l'initiative en rendant public, mercredi, un rapport mettant en évidence les contradictions entre le discours public de Herakles Farms et le contenu de documents internes à l'entreprise, ainsi que d'entretiens ou de courriels impliquant ses employés.
"GRÂCE" AU CHÔMAGE MASSIF, "PAS DE PRESSION SUR LES SALAIRES"
Le contraste est particulièrement saisissant entre la façon dont Bruce Wrobel, patron d'Herakles Farms, présentait sa société, en septembre 2012, dans une lettre ouverte faisant suite à un précédent rapport des deux ONG, et le contenu de documents destinés à attirer des investisseurs.
Dans son texte, Bruce Wrobel, qui se définit comme "un défenseur de l'environnement et un militant de la lutte contre la pauvreté", évoquait "un projet commercial d'huile de palme de taille modeste destiné à favoriser l'emploi et le développement social ainsi qu'à améliorer la sécurité alimentaire". "Nous ne sommes pas un groupe international [...] cherchant à bâtir une banque de plusieurs millions d'hectares de terres aux dépens des populations locales", ajoutait-il.
Le ton est bien différent dans un document interne qu'ont obtenu Greenpeace et Oakland Institute : Herakles Farms y décrit tous les avantages d'un investissement au Cameroun, comparé à la Malaisie, premier producteur mondial d'huile de palme : loyer ridicule (entre 0,5 et 1 dollar par hectare et par an contre "entre 3 000 et 4 000 dollars" en Malaisie) ; exemption fiscale pour une durée de dix ans après l'entrée en production de la plantation ; salaires deux fois moins élevés, etc. Soit, au total, une économie évaluée à 450 millions de dollars (350 millions d'euros) sur le cycle de vie de la plantation.
"Le chômage massif au Cameroun laisse à penser qu'il n'y aura pas de pression sur les salaires avant de nombreuses années", fait encore valoir Herakles Farms.
"Le plus choquant, c'est leur cynisme : quand on regarde le site Internet d'Herakles Farms, on a l'impression qu'il s'agit d'une ONG, alors que leur volonté est clairement de saigner le Cameroun", commente Frédéric Mousseau, directeur politique du Oakland Institute, qui assure que tous les documents ont été authentifiés.
Le rapport met en regard une déclaration de Bruce Wrobel, en septembre 2012, selon laquelle le bois issu du défrichage de la concession serait vendu au bénéfice du gouvernement camerounais, et un document daté de mars 2013 dans lequel Herakles Farms affirme que "la vente de bois pourrait entraîner une augmentation immédiate des profits".
Des témoignages obtenus par les ONG mettent par ailleurs en évidence des pratiques répandues de corruption des autorités locales et coutumières. Dans un entretien, un haut fonctionnaire du ministère camerounais du cadastre raconte également comment des emplois pour ses proches lui ont été promis par Hamilton James, alors directeur opérationnel de Herakles Farms au Cameroun.
RECOURS À L'INTIMIDATION ET À LA CORRUPTION
Alors que la compagnie assure sur son site Web ne pas tolérer de telles pratiques, un rapport du ministère des forêts affirmait, en février, que la SGSOC a obtenu des terres "en ayant fréquemment recours à l'intimidation et à la corruption, particulièrement envers les chefs et décideurs influents au sein des communautés".
Greenpeace et Oakland Institute ont enfin eu accès à des échanges de courriels qui évoquent une situation "pathétique" et une gestion du projet frisant l'amateurisme. Selon l'un d'eux, les cotisations sociales des employés de l'une des pépinières n'ont pas été acquittées, "en violation de la loi camerounaise".
Un autre courriel évoque 1,5 million de plants de palmiers dépérissant dans une pépinière en raison du retard pris dans le défrichage de la concession. "Les forestiers (...) ne connaissent même pas le maniement des gros engins et préfèrent aller courir les filles à Limbé, écrit l'auteur. (...) Si des changements drastiques ne sont pas apportés dans la façon dont ils opèrent, Herakles Farms atteindra bientôt un point de non-retour."
Les ONG accusent depuis plusieurs mois la SGSOC d'être dans l'illégalité, faute du décret présidentiel requis pour toute concession de terres domaniales supérieure à 50 hectares, et de priver les villageois de l'accès aux terres arables et aux ressources forestières. "On assiste à une ruée d'investisseurs qui veulent faire de l'argent très vite, que ce soit dans l'huile de palme ou en spéculant sur les terres, affirme Frédéric Mousseau. Ce qui est pervers, dans ce cas, c'est qu'il s'agit d'une entreprise qui applique les pires méthodes tout en parlant très fort de durabilité et de développement."
La décision d'Herakles Farms - qui n'a pas répondu à nos sollicitations – de suspendre sine die ses opérations au Cameroun et de mettre au chômage technique une partie de ses 690 employés locaux fait suite à une injonction du ministère des forêts. Ce dernier avait déjà relevé en 2012 des abattages et des défrichages illégaux, qui avaient valu à la SGSOC une amende de 24,5 millions de francs CFA (37 350 euros).
Cette suspension préfigure-t-elle un abandon du projet ? Selon Brendan Schwartz, de Greenpeace, "quelle qu'elle soit, l'issue de cette affaire enverra un signal aux marchés en leur disant si un projet comme celui-ci a une chance ou non d'aboutir".