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Agriculture : l`Achat de Terres en Afrique, un Business sous Influences

October 7, 2011
Source
Jeune Afrique

Milliardaires américains ou saoudiens, aristocrates portugais et britanniques, ex-ambassadeurs occidentaux… Derrière certains contrats signés en Afrique se cachent des personnalités du monde des affaires et, parfois, de la politique. Enquête sur ces nouveaux spéculateurs.

Selon la Banque mondiale, 60 millions d’hectares de terres en Afrique – soit l’équivalent du territoire français – ont déjà fait l’objet d’un deal avec des investisseurs étrangers. Mais qui se cache derrière les fonds d’investissement et les firmes privées figurant sur les contrats ? Publié en juin, le rapport du groupe de recherche américain Oakland Institute a fait l’effet d’une bombe : en décortiquant l’organigramme d’une douzaine de fonds porteurs de projets agricoles en Afrique, il met en lumière une ribambelle de richissimes et discrets hommes d’affaires américains, saoudiens, européens… Leurs intentions sont rarement claires et suscitent un certain nombre d’interrogations.

Tous sont accusés de spéculer sur les terres africaines, au mépris des populations, au travers de contrats léonins ; tous s’en défendent et mettent en avant des projets de développement local. Qui sont-ils réellement ? Pourquoi lorgnent-ils les hectares disponibles du continent ? Et quels sont leurs liens avec les politiques ? Éléments de réponse.

 

Lobbying

Si les rapports entre business et politique sont monnaie courante, ils prennent une dimension particulière quand les intéressés sont soupçonnés de spéculer sur le dos des plus démunis. Bruce Rastetter pourrait être l’un d’eux. Proche du gouverneur de l’Iowa, Terry Branstad – qu’il a largement financé lors de sa campagne –, il a fait sa fortune en créant ce qui deviendra la plus grosse industrie d’élevage de porcs des États-Unis (Heartland Pork Enterprises), avant de se diversifier dans la production d’éthanol, tout en œuvrant en coulisses pour un cadre législatif favorable aux biocarburants… Manier le business au profit du politique, et l’inverse, est devenu l’une de ses spécialités.

À l’approche de la prochaine élection présidentielle aux États-Unis, cet Américain au sourire « ultrabright » est en tête de liste des donateurs républicains. À 55 ans, le millionnaire de l’Iowa prévoit en parallèle d’investir, à travers la société Agrisol Energy, 70 millions d’euros sur dix ans en Tanzanie. Le projet vise, selon la firme américaine et son partenaire local, Serengeti Advisers, à mettre en culture 10 000 ha dans l’ouest du pays et à y lancer une industrie de volaille. Le fonds Pharos Financial Group, basé à Moscou et à Dubaï, est également de la partie ; spécialisé dans les pays émergents, il promet à ses clients entre 13 % et 20 % de rendement. Selon Oakland Institute, Rastetter et sa firme viseraient en réalité plus de 300 000 ha.

Séduire et s’octroyer les faveurs des puissants sont des qualités qu’on retrouve chez Kevin Godlington. Avec pour seul « diplôme » ses années passées dans l’armée britannique, cet Anglais de 36 ans s’est retrouvé en quelques années à la tête de plusieurs sociétés et fondations. C’est en Sierra Leone, dont il a d’abord foulé la terre en tant que militaire durant la guerre civile qui fit 200 000 morts de 1991 à 2002, qu’il vient d’implanter l’une d’elle, Sierra Leone Agriculture (SLA), pour cultiver 43 000 ha.

Le dandy britannique possède déjà 70 millions d’euros d’intérêts dans quatre pays africains. Son principal appui ? L’homme d’affaires britannique (né en Inde) Lord Paul of Marylebone, magnat du fer et des matières premières (dont l’huile de palme), à travers le groupe familial Caparo. Actionnaire de SLA, il est également implanté en Namibie, où il cultive 150 000 ha à travers sa filiale Caparo Renewable Agriculture Developments.

Pour ces deux hommes, les ramifications politiques apparaissent assez vite. Lord Paul est un travailliste convaincu, et l’un des plus fidèles financiers du parti de Tony Blair. L’ancien Premier ministre britannique a été vu, aussi, aux côtés de Godlington lors d’une conférence à Londres, sur la Sierra Leone justement, en présence du président Ernest Bai Koroma… L’ancien militaire assure, comme si cette proximité pouvait lui être nuisible, que ses liens avec Tony Blair s’arrêtent là.

 

Objectifs cachés

La Sierra Leone récolte ainsi les fruits d’une promotion active de ses terres. Elle met en avant que « seulement 20 % d’entre elles sont cultivées, soit 5 millions d’hectares », pour attirer les investisseurs. La société portugaise Quifel Agribusiness y a acheté 126 ha pour, dit-elle, de la production alimentaire à destination du marché local. Elle y teste aujourd’hui du riz, des ananas, du manioc.

En haut de l’organigramme, un homme influent : le Portugais Miguel Paes do Amaral. Cet arrière-petit-fils du secrétaire du dernier roi portugais, Manuel II, a notamment bâti sa fortune dans les médias, l’agro-industrie et les nouvelles technologies. En Sierra Leone, une chose est sûre : la superficie concernée ne lui permettra pas de rivaliser avec les autres projets en cours dans le pays… mais peut-être n’est-ce pas là son objectif. Le sous-sol de la parcelle, riche en fer, diamants, or et bauxite, pourrait en effet rapporter très gros à l’aristocrate portugais qui, en dehors de ses apparitions annuelles lors de la course des 24 Heures du Mans (France) – il est pilote dans sa propre écurie –, cultive avant tout… la discrétion.

Le Suisse d’origine égyptienne Jean-Claude Gandur est moins secret. Collectionneur d’art, il a fait fortune en 2009 en revendant sa société d’exploration pétrolière Addax Petroleum, pour plus de 5 milliards d’euros, au chinois Sinopec ; il serait en passe de vendre le reste de ses activités (stockage, distribution de carburant…). Mais le trader ne quitte ni l’énergie ni l’Afrique, où il possédait notamment des blocs pétroliers au Nigeria ; il réinvestit massivement dans la production de bioéthanol.

Il s’est lui aussi installé en Sierra Leone, sur 20 000 ha qui accueilleront une plantation de sucre de canne. Alors que les biocarburants sont accusés de prendre des terres au détriment des cultures alimentaires, Addax Bioenergy a signé au début de l’été un deal de 258 millions d’euros en partenariat avec six bailleurs de fonds, dont la Banque africaine de développement (BAD) et les agences de développement néerlandaise (FMO) et allemande (DEG).

Produire des biocarburants est aussi l’ambition de PetroTech FFN Agro Mali, créé en 2007 et basé aux États-Unis et en Égypte. Derrière la société, deux hommes de pouvoir et d’argent : l’ancien ambassadeur américain William Brown, et le président de GWM Holding (gestion de fortune, finances, énergies renouvelables, basé à Genève), Ed Rosenberg. PetroTech Mali prévoit de cultiver du jatropha sur 10 000 ha dans la région de Kareri, où l’entreprise a obtenu un bail « renouvelable indéfiniment par période de trente ans », sans prix indicatif de location. Le montant de l’investissement et la part qui doit revenir à l’Office du Niger sont également absents du contrat. Seul le type de culture est précisé : en l’occurrence, celle des « oléagineux ».

 

Affinités spéciales

Autres conditions opaques, celles obtenues par Nile Trading and Development (NTD). La compagnie a signé un contrat avec l’ex-province autonome du Sud-Soudan qui en ferait rêver plus d’un : 600 000 ha et une option de 400 000 ha supplémentaires, pour 24 000 euros. L’homme d’affaires britannique Leonard Henry Thatcher et l’ex-ambassadeur américain Howard Eugene Douglas sont les deux fondateurs de Kinyeti Development, principal ­actionnaire de NTD. Si le premier a toujours été dans le business, notamment en tant que banquier d’affaires et broker au London Stock Exchange, le second a fait toute sa carrière dans l’administration américaine, aux affaires relatives aux réfugiés sous l’ère Reagan par exemple.

Thatcher a « des affinités spéciales avec le Soudan du Sud », lit-on sur le site de Kinyeti, et c’est bien lui qui a négocié ce contrat au bas duquel apparaît sa signature. Investissement minimal et rendement maximal : le contrat, d’une durée initiale de quarante-neuf ans et paraphé le 1er septembre 2008 – soit deux ans avant le référendum de séparation d’avec le Soudan –, prévoit que 60 % des revenus générés par NTD reviennent à la firme et 40 % à la coopérative soudanaise partenaire, Mukaya Payam Cooperative. Ce taux est dégressif pour atteindre 50/50… à partir de 2033.

De fait, les travailleurs locaux sont généralement les grands oubliés de ces deals. EmVest, coentreprise entre Emergent Asset Management et GrainVest, présente en Afrique du Sud, au Zimbabwe et en Zambie, est ainsi accusé d’avoir forcé les fermiers à céder 2 000 ha que le fonds entend cultiver pour produire des biocarburants d’ici à 2012. Pour EmVest, « le prix, qui ne représente qu’une petite part de celui pratiqué en Europe ou aux États-Unis », est en tête des raisons qui le poussent à investir en Afrique. Emergent Asset Management et GrainVest sont dirigés respectivement par la Canadienne Susan Payne et le Sud-Africain Frans Van den Bergh. Élue en 2007 et 2008 parmi les 100 premières femmes de la finance par le Financial News, la première a fait ses armes chez JP Morgan, au service des pays émergents. Quant au second, président du fonds RussellStone Group, ses activités vont de la nourriture animale à la production alimentaire, en passant par la finance.

L’agriculture est bel et bien un « produit » qui rapporte, et ce n’est pas le milliardaire saoudien Mohammed Al Amoudi (63e fortune du monde dans le classement du magazine Forbes, avec 9 milliards d’euros) qui dira le contraire. Né en Éthiopie il y a soixante-six ans, l’homme d’affaires a fait fortune dans la construction et le pétrole (stockage, raffinerie). Il est aujourd’hui concentré sur le développement de 500 000 ha de terres agricoles (huile, sucre, blé…) et sur un projet de production de riz sur 10 000 ha (pour 1,8 milliard d’euros) dans son pays de naissance. Le milliardaire est accusé de ne pas avoir indemnisé les paysans déplacés. Mais sa proximité avec le chef de l’État, Mélès Zenawi, lui permet de faire à peu près tout ce qu’il veut. Une absence de contraintes qui, décidément, semble être la règle en matière d’achat de terres, où le pouvoir et l’argent de leurs instigateurs permettent aux projets d’être menés à bien sans réelle visibilité… ni transparence.


Les université américaines impliquées

Certaines institutions de l’enseignement supérieur américain, comme Harvard (Massachusetts), Vanderbilt (Tennessee) ou l’Université de l’Iowa, ont des intérêts dans des fonds impliqués en Afrique, ou se font représenter par ces derniers pour investir dans les terres. Emergent Asset Management est l’un de ces fonds. Basé à Londres, dirigé par d’anciens de JP Morgan et de Goldman Sachs, il promet aux écoles un rendement de 25 % sur leurs investissements… et aurait déjà misé pour elles plus de 350 millions d’euros en Afrique. Parfois, les universités sont tout simplement partenaires au travers de leur propre fonds d’investissement. L’Université de l’Iowa est par exemple engagée en Tanzanie aux côtés d’Agrisol Energy, dont le PDG, Bruce Rastetter (lire p. 68), est un des donateurs de l’établissement… M.P.